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Iran-Israël : l’Ambassadeur Cheikh Niang sur la position du Sénégal
Cheikh Niang, ancien Ambassadeur du Sénégal à l'ONU, se prononce sur le conflit Israël-Iran

Cheikh Niang, ancien Ambassadeur du Sénégal à l’ONU, se prononce sur ce que devrait être la position de notre pays dans le conflit Israël-Iran.
« Crise Israël-Iran : quels chocs pour l’Afrique ? Et si le Sénégal devait choisir… », est le titre du texte partagé par le diplomate et publié par de nombreux médias. Nous le reprenons en intégralité ci-dessous.
Le texte de l’Ambassadeur Cheikh Niang
Les frappes israéliennes du 13 juin 2025 sur des sites iraniens à caractère nucléaire, immédiatement suivies d’une riposte de Téhéran, n’ont pas simplement ouvert un nouveau front au Moyen-Orient : elles marquent une inflexion stratégique significative dans l’ordre international.
Cette crise pourrait ainsi amorcer une phase de conflictualité ouverte, durable et asymétrique, où les lignes de fracture militaires, économiques et symboliques se superposent dangereusement.
Dans ce contexte, l’Afrique — et le Sénégal en particulier — se trouvent exposés à une confluence de chocs exogènes, d’autant plus préoccupants qu’ils révèlent des fragilités systémiques anciennes encore peu traitées par les politiques publiques.
Le premier effet visible de cette confrontation militaire est la flambée des prix de l’énergie, en particulier du pétrole. Mais au-delà de la hausse des cours, c’est le mode même de fonctionnement du commerce mondial qui vacille.
La menace d’un blocus du détroit d’Ormuz — par lequel transite près d’un quart du pétrole brut mondial — illustre la vulnérabilité d’un système logistique globalisé, dans lequel la moindre friction régionale agit comme un multiplicateur de risques systémiques.
Pour le Sénégal, ce n’est pas seulement un renchérissement de ses importations de carburant qui est en jeu. C’est un effet domino sur l’ensemble de la chaîne alimentaire (via l’augmentation des coûts des intrants agricoles), sur la logistique nationale (transport, distribution), et in fine, sur la stabilité sociale.
Les récents investissements dans les gisements gaziers de Grand Tortue Ahmeyim et le pétrole de Sangomar, bien que prometteurs à moyen terme, ne suffisent pas à amortir un tel choc à court terme. Pire : si les conditions de financement international se durcissent — ce qui est probable dans un contexte de stagflation mondiale — ces projets stratégiques pourraient être ralentis ou rendus moins viables économiquement.
L’histoire économique récente offre un parallèle glaçant : la guerre du Kippour en 1973, suivie du premier choc pétrolier mondial, avait engendré une combinaison délétère d’inflation, de ralentissement économique et de tensions sociales dans de nombreux pays en développement. L’Afrique, alors soumise aux plans d’ajustement structurel, en avait payé le prix fort.
« Les économies africaines risquent d’être entraînées dans une spirale de stagflation importée »
Aujourd’hui, le piège est réel : les économies africaines — encore convalescentes des effets de la pandémie de Covid-19, de la guerre en Ukraine et des dérèglements climatiques — risquent d’être entraînées dans une spirale de stagflation importée.
Pour le Sénégal, la situation est doublement critique : le pays ne dispose pas encore d’une base industrielle suffisante pour amortir une contraction prolongée de la demande extérieure, et son espace budgétaire est restreint par une dette publique croissante, en partie libellée en devises étrangères. En cas de remontée des taux d’intérêt internationaux (notamment par la BCE ou la FED), le service de la dette pourrait devenir insoutenable, forçant l’État à arbitrer entre paiement des créanciers et dépenses sociales essentielles.
La confrontation Israël-Iran pourrait raviver une logique de confrontation des puissances et réactiver des lignes de fracture idéologiques, religieuses et militaires. Dans ce scénario, l’Afrique, en tant qu’espace stratégique convoité, entrerait dans une nouvelle phase de polarisation. Israël y mène depuis plusieurs années une diplomatie proactive, notamment en matière de sécurité classique, de cybersécurité et d’agriculture.
L’Iran, pour sa part, maintient une présence plus discrète mais constante, parfois via des réseaux religieux chiites, des partenariats énergétiques ou une rhétorique anti-impérialiste séduisante pour certains segments de l’opinion.
Dans un tel contexte, le Sénégal — pays à majorité sunnite malikite, au positionnement diplomatique modéré — pourrait être appelé à ajuster finement sa posture. Membre actif de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) et engagé dans les missions de paix onusiennes, il devra procéder à une lecture lucide et stratégique de la situation pour adopter des positions équilibrées. Car, comme tout pays à voix audible sur la scène internationale, ses prises de position seront scrutées par les chancelleries.
Toute posture déséquilibrée pourrait générer des effets secondaires : frictions avec des partenaires économiques, crispations internes ou récupération politique par des courants extrémistes.
Au-delà des indicateurs macroéconomiques, ce conflit agit comme un révélateur brutal des fragilités sociales africaines. Dans un contexte de hausse continue des prix, d’accès limité au crédit et de chômage endémique des jeunes, le moindre choc externe peut devenir un détonateur social.
Le Sénégal, dont le tissu social reste globalement solide, n’est pas à l’abri d’un phénomène de « défiance systémique », nourri par une perception d’injustice économique et de dépendance structurelle vis-à-vis de l’extérieur.
La réponse ne peut être uniquement conjoncturelle. Elle appelle une reconfiguration stratégique profonde : souveraineté alimentaire renforcée, diversification des sources d’énergie, relocalisation partielle des chaînes de valeur, mais aussi amélioration de la gouvernance publique, notamment au niveau local. Cette crise doit accélérer l’ambition d’un nouvel État stratège africain, capable d’anticiper les chocs et d’articuler le court terme à la transformation structurelle.
« Trois scénarios prospectifs peuvent être esquissés »
Dans cette guerre non frontalière, trois scénarios prospectifs peuvent être esquissés :
Scénario 1 – Conflit prolongé, blocage logistique régional, récession globale (probabilité élevée) : Le détroit d’Ormuz est ciblé, les Houthis multiplient les attaques en mer Rouge. L’acheminement des biens est perturbé durablement. L’Afrique subit un double choc : inflation énergétique et baisse des exportations. Pour le Sénégal, les impacts seraient lourds : exacerbation des déséquilibres macroéconomiques, pression sur la monnaie, tensions sociales accrues.
Scénario 2 – Conflit contenu, retour progressif à l’équilibre mondial (probabilité moyenne) : Les hostilités restent circonscrites à des frappes limitées. Les États-Unis exercent une pression diplomatique sur Israël. Les prix du pétrole demeurent élevés, mais redescendent dans les mois suivants. Pour le Sénégal, ce serait une tension économique transitoire, mais gérable, à condition de mettre en œuvre un bouclier tarifaire temporaire et de mobiliser efficacement les partenaires multilatéraux.
Scénario 3 – Déflagration majeure, élargissement du conflit, reconfiguration des alliances (probabilité faible mais critique) : Israël franchit un seuil nucléaire. L’Iran active ses réseaux dans toute la région. Le Moyen-Orient bascule. Ce scénario, bien que peu probable, serait catastrophique pour l’Afrique : arrêt brutal du commerce mondial, fuite des capitaux, réalignements géopolitiques forcés. Le Sénégal serait contraint à des choix diplomatiques inédits et potentiellement coûteux.
En définitive, l’enseignement fondamental est que l’Afrique est confrontée à une alerte stratégique majeure. La crise israélo-iranienne de juin 2025 n’est pas une crise régionale ; c’est un avertissement global. Elle rappelle à l’Afrique — et au Sénégal en particulier — que l’interdépendance mondiale n’est pas seulement une opportunité, mais aussi un facteur de vulnérabilité. Les États africains doivent désormais intégrer, dans leur planification nationale, l’hypothèse de ruptures géopolitiques majeures, de désordres systémiques et de conflits asymétriques.
C’est dans cette conscience accrue de la complexité du monde que pourront émerger une diplomatie africaine plus affirmée, une stratégie économique plus résiliente, et une gouvernance plus prévoyante. La paix et la stabilité du continent ne se gagneront pas seulement dans les urnes ou sur les marchés, mais dans la capacité à lire les temps qui viennent — et à y répondre avec lucidité, courage et intelligence. Tel est, en définitive, le sens profond de cette mise en garde de Zbigniew Brzezinski, acteur diplomatique américain et théoricien de la haute stratégie : « La géopolitique est l’art de la prévoyance à l’échelle des continents ».