Moudachirou Gbadamassi : « Traduire c’est écrire, interpréter c’est parler »
Moudachirou Gbadamassi : « Traduire c'est écrire, interpréter c'est parler »

L’intelligence artificielle avance à grand pas dans tous les domaines, c’est devenu un sujet brûlant et omniprésent qui fait le buzz depuis un bon moment. Qu’en est-il dans le secteur de la traduction et de l’interprétation ?
Pour nous en parler avec expertise nous avons contacté M. Moudachirou Gbadamassi, interprète à la Commission de la CEDEAO et Secrétaire régional de l’Association internationale des interprètes de conférence – AIIC – pour l’Afrique.
Allons-y directement : comment en êtes–vous arrivé là ?
J’ai commencé la traduction et l’interprétation sur le tas comme beaucoup d’autres collègues. Après mon poste permanent de traducteur-interprète avec des américains (Stewart Global Solutions – Benin), je m’étais lancé dans l’exercice libéral (freelance). Très tôt, je m’étais rendu compte de mes insuffisances en interprétation et je suis alors retourné sur les bancs pour faire une formation pratique de deux ans pour enfin décrocher mon Master en interprétation de conférence à l’Université du Ghana dans le cadre du PAMCIT (le Master panafricain en traduction et interprétation de conférence). Après la formation, plusieurs portes qui m’étaient fermées s’étaient ouvertes tout naturellement.
A quelles insuffisances pensez-vous ?
La gestion de la vitesse : vous avez des orateurs qui vont à cent kilomètres l’heure. Quand vous n’avez pas une technique adéquate, vous vous retrouvez facilement en difficulté. Je pense également à la non maîtrise du « décalage » à l’époque. Il faut un peu de recul pour analyser le discours pour en donner une interprétation fidèle.
Traducteur et interprète ne sont ce pas des synonymes ?
Non. La traduction et l’interprétation sont deux corps de métier différents même s’ils sont de la même famille. C’est vrai qu’en anglais américain, ils utilisent souvent « translation » pour parler des deux corps de métier mais ce sont bel et bien deux métiers différents. La traduction porte sur les documents écrits dont on produit les équivalents dans une autre langue appelée langue cible ou langue d’arrivée. L’interprétation quant à elle consiste à passer le sens d’un message oral (discours, débat, exposés, discussions, présentation, etc.) d’une langue de départ à une langue d’arrivée. Ainsi, l’interprétation est essentiellement orale alors que la traduction est essentiellement écrite. Il convient de reconnaitre que la confusion pourrait venir du fait que beaucoup de linguistes, comme moi-même, combinent les deux métiers et sont traducteurs-interprètes. Néanmoins, la grande majorité des linguistes semble être seulement dans l’un des deux corps de métier.
Comment devient-on interprète ? Faut-il suivre une formation ?
Comme je l’ai dit en introduction, j’ai fait une formation formelle en interprétation de conférence et c’est, à mon avis, la meilleure façon de venir à cette noble profession qui est surtout très exigeante. Quand un médecin fait une erreur, on peut perdre un patient mais dans certaines circonstances, une erreur de l’interprète peut déclencher une guerre entre deux pays et bonjour les dégâts ! L’interprétation de conférence peut être considérée comme une science et un art. Le volet artistique fait que beaucoup de personnes viennent à la profession grâce à leur talent inné et à une formation sommaire sur le tas. Parmi ces personnes, il y en a qui sont tellement compétentes qu’elles n’ont rien à envier aux interprètes formés. Mais je dirais que c’est une infime minorité. Lorsqu’on est dans cette catégorie d’interprètes, il est absolument nécessaire de parfaire son talent en y ajoutant le volet scientifique qui s’acquiert plus facilement à travers une formation en bonne et due forme.
La profession est-elle protégée, est-elle organisée ?
Elle l’est. À l’international, nous avons une organisation professionnelle qui défend nos intérêts, à savoir l’Association internationale des interprètes de conférence (AIIC), basée à Genève. L’AIIC veille à promouvoir et protéger la profession de plusieurs manières. Elle publie fréquemment des études sur la profession pour aider les interprètes et les clients à mieux comprendre les meilleures pratiques. Elle organise des campagnes de sensibilisation aussi bien à l’intention des interprètes que des employeurs d’interprètes. L’AIIC négocie aussi des accords avec les plus grands employeurs d’interprètes comme le système des Nations Unies, entre autres.
Au niveau national, il existe des associations nationales d’interprètes dans beaucoup de pays. Ces associations sont censées assurer la veille et la régulation du marché de l’interprétation de conférence mais la plupart se butent à des difficultés diverses. On peut citer pêle-mêle la politisation de certaines associations, la prise en otage de l’association par le Bureau, le manque de motivation, le non-paiement des cotisations, l’usage de l’association à des fins personnelles, le manque de soutien des pouvoirs publics, etc… Le Sénégal, où vous vous trouvez, a été souvent présenté comme modèle et paradis des interprètes en Afrique, nous espérons que ça continuera à être ainsi et qu’il contaminera le reste du continent.
Est-ce que l’AIIC est un syndicat ? Un ordre comme celui des médecins ? Un club ? Qu’y faites-vous ?
Je dirai que l’AIIC n’est pas un syndicat au sens pur du terme. Elle n’est pas non plus un club mais une association mondiale. L’Association dans son fonctionnement est peut-être un peu proche de l’ordre des médecins mais je ne peux me permettre le risque de faire une comparaison déséquilibrée vu que je ne connais pas tous les détails des ordres de médecins.
Je suis l’actuel Secrétaire régional de l’AIIC pour l’Afrique. Au niveau régional, l’AIIC aide les collègues à être à jour par rapport à l’évolution de la profession au niveau mondial. Elle défend les droits des collègues dans la mesure du possible auprès des employeurs. Par ailleurs, elle offre des formations aux interprètes, lesquelles formations sont souvent ouvertes aux non membres pour que tous les collègues soient au même diapason. L’AIIC est aussi un creuset de partage d’expérience. L’AIIC offre beaucoup d’avantages aux collègues interprètes, notamment à travers son annuaire qui est consulté de partout au monde. Cela ouvre beaucoup de portes de contrats bien rémunérés aux interprètes membres de l’AIIC.
Je dois toutefois signaler que certains collègues ne sont pas membres de l’AIIC, pas par manque de volonté, mais parce qu’ils ont commis des impairs en matière d’éthique, ce qui a bloqué leur adhésion à l’AIIC. C’est l’occasion pour moi d’inviter tous les collègues de la Région Afrique à adhérer massivement à l’AIIC. C’est ensemble que nous sommes forts. J’ai donné un séminaire en anglais sur l’adhésion à l’AIIC et la vidéo est disponible sur la chaine YouTube de l’AIIC : « ‘Join AIIC, Dare to Soar’ by Moudachirou Gbadamassi ». J’invite ceux qui sont intéressés par l’Association à visualiser cette vidéo.
L’accès à la profession d’interprète est libre, contrairement à celle de médecin, donc n’importe quel bilingue, polyglotte ou professeur de langues peut se dire interprète mais la qualité médiocre de l’interprétation n’élimine-t-elle pas ceux que vous critiquez, ils peuvent casser les prix mais au bout du compte si l’interprétation est mauvaise est-ce que le client ne s’en mordra pas les doigts ?
Effectivement, dans beaucoup de cas la qualité de leur travail limite leur emprise sur le marché. C’est la raison pour laquelle certains passent par les prix cassés et fracassés pour compenser le rejet qu’ils subissent et se maintenir à flot. La triste réalité est que certains clients sont complaisants quant à la qualité et ne considèrent que le prix et ils sont prêts à reprendre ces confrères avec eux même si la qualité n’était que passable. Dans certains cas aussi, les « petits clients » n’ayant jamais un budget conséquent se contentent de ceux qu’ils trouvent et finissent par penser que ce sont les meilleurs sur le terrain, n’ayant jamais eu l’occasion d’écouter de « vrais interprètes ». Je dois par ailleurs préciser que ceux que je critique et dénonce, c’est surtout du point de vue des pratiques peu orthodoxes et non du point de vue de la formation formelle en interprétation.
Est-ce qu’il y a des tarifs standards ou c’est toujours une question d’offre et de demande et de rapport de force ?
C’est une question d’offre et de demande mais il y a des tarifs moyens qui se sont imposés dans chaque pays. La communauté professionnelle s’offusque lorsque le tarif proposé est largement en dessous du tarif moyen. Par exemple, dans un pays où une journée d’interprétation est facturée à mille dollars US par interprète en petite équipe (une seule cabine pour deux interprètes qui vont dans les deux sens, de leur langue A maternelle/principale, vers la langue B, deuxième languea/active et retour, de B vers A), lorsqu’on propose cinq cent dollars à un interprète, cela s’apparente à une pratique du marché gris que j’appelle la contrebande. Ceci dit, il faut préciser que beaucoup d’organisations internationales ont des tarifs fixes, souvent négociés par le passé avec l’AIIC. C’est le cas de certaines agences des Nations Unies, de l’Union africaine, de la CEDEAO, de la Banque africaine de développement, etc…
On voit des interprètes dans des cabines lors de conférences mais les voit aussi à côté ou entre de grands dirigeants de ce monde, quelle est la différence, comment ça s’organise, quelle est la place de l’interprète, est-ce qu’il y a une déontologie qu’il doit respecter ?
Vous parlez certainement de certains modes d’interprétation, notamment l’interprétation consécutive et l’interprétation simultanée. Les interprètes sont dans des cabines quand il s’agit d’interprétation simultanée. Ce mode permet de gagner du temps car, comme son nom l’indique, l’interprétation se fait simultanément à la parole de l’intervenant. C’est le mode le plus adapté pour les grandes conférences ayant un nombre élevé de participants. Lorsque vous voyez un interprète assis juste à côté ou derrière un dirigeant, l’interprète est certainement en mode consécutif ou en chuchotage. En interprétation consécutive, l’orateur parle pendant un certain nombre de minutes (généralement 3 à 10mn) et se tait pour permettre à l’interprète – qui prend les notes pendant que l’orateur parle – de restituer le message dans l’autre langue avant de reprendre la parole pour poursuivre. Ce mode est plus adapté aux conférences de presse, ou à des réunions ayant un nombre très limité de participants, etc… Le chuchotage est le mode dans lequel l’interprète chuchote le message à son client pendant que l’orateur parle. Ce mode est utilisé dans les contextes où il n’y a qu’une seule personne (parfois deux ou 3 personnes) qui a besoin de l’interprétation.
En ce qui concerne la déontologie, je peux prendre le risque de dire que les questions de déontologie sont plus rigoureuses chez les interprètes que dans les autres professions. Les raisons sont évidentes, je crois. Quand vous faites la médiation linguistique entre les dirigeants de ce monde, c’est clair que vous ne devez pas jouer avec la confidentialité. L’interprète,plus que tout autre professionnel, a une forte obligation déontologique qui va de son habillement sobre, au respect des normes professionnelles, en passant par l’intégrité, le sens aigu de la formation continue, la préparation des missions, etc.
Quand vous êtes dans la cabine est-ce que vous avez des machines pour traduire en même temps que les orateurs ? Est-ce que vous avez tous les documents de ce qui va se dire et vous ne faites que lire des traductions ?
(Sourire) Merci pour cette question qui nous revient souvent. Notre profession n’est pas aussi connue que les autres, ce qui justifie certaines questions qui nous reviennent à propos de la machine. Mais de nos jours, les questions qui paraissaient « naïves » ne le sont plus avec l’introduction de la machine ici et là.
Traditionnellement, nous utilisons les glossaires en ligne pour rechercher les meilleurs équivalents des expressions que nous ne maîtrisons pas dans les autres langues. Néanmoins, de nos jours, certains interprètes utilisent les sites de traduction automatique pour traduire certains textes qui leur sont fournis lors des réunions ; ce qui leur facilite parfois la tâche. Il faut signaler que dans ces cas-là, il s’agit d’une aide à l’interprète. Cette technique a ses limites : la confidentialité des documents ainsi traduits en ligne sur DeepL ou Google Translate, la fiabilité de la traduction, la concentration de l’interprète, pour ne citer celles-là.
L’interprète, pour bien faire son travail, a besoin de tous les discours à prononcer et de tous les documents à exposer mais la triste réalité est que nous ne recevons souvent pas les documents. Et parfois, nous les recevons à quelques secondes de leur présentation ou même après ! Médecin après la mort ! (sourire)
Est-ce que les machines ne vont pas bientôt vous remplacer ? N’êtes–vous pas inquiet ?
Les technologies avancent à grands pas surtout avec l’intelligence artificielle. J’avais publié en septembre 2018 un article que je peux aujourd’hui qualifier de prophétique, intitulé « la disparition programmée de l’interprétation de conférence » que vos lecteurs peuvent trouver en faisant une recherche rapide en ligne. J’abordais déjà avec détails cette question en parlant de l’arrivée de l’«interprètoïde ». L’interprétoïde est en fait un robot-interprète. Je ne vais pas répéter mon article ici mais je voudrais expliquer que nous sommes à une ère de grandes avancées dans le « Deep Learning » ou apprentissage en profondeur.
Déjà, certaines réunions sont couvertes par des interprètoïdeset les clients se disent satisfaits malgré la qualité qu’ils jugent inférieure. C’est le début de la fin, si on veut jouer aux oiseaux de mauvais augure. C’est inquiétant surtout pour les années à venir. Je crois que les interprètes en fonction en ce moment n’ont pas à s’inquiéter outre mesure. Par contre, pour les nouveaux bacheliers qui comptaient devenir interprètes, il faudra penser à une autre formation qui pourra servir de gilet de sauvetage au besoin. Nous sommes déjà envahis par ChatGPT et les autres produits de l’intelligence artificielle qui menacent notre métier. C’est une réalité à laquelle on ne saurait se dérober.
Pour finir, je voudrais vous remercier de m’avoir invité, en espérant que cet entretien ouvrira davantage les yeux de nos clients sur la profession.
Par Placide Muhigana
Traducteur et Interprète indépendant
Chargé de la Communication de l’Association sénégalaise des traducteurs (ASTRA)
Consultant en communication
Dakar